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Lorsque les femmes changent les affaires

Lorsque les femmes changent les affaires

Rencontre avec Jocelyne Munger, directrice du centre de formation et de coaching d’affaires pour femmes Mon projet d’affaires.

Jocelyne Munger est assise face à moi, les mains posées sur le bureau. Son regard est franc et a quelque chose de bienveillant, d’un peu rieur ; elle est prête à m’écouter. Je sors de mon sac quelques anciens exemplaires du journal Baron que j’étale sur le bureau et je lui explique brièvement le but de l’entrevue : présenter son centre de formation d’affaires pour femmes, faire le profil des entrepreneures qui viennent y démarrer leur projet d’entreprise et, peut-être, tracer quelques différences entre entrepreneuriat féminin et masculin.

Mais la directrice de Mon projet d’affaires est déjà en train de feuilleter le journal et de me poser des questions, comme si nous étions là pour faire connaissance, comme s’il n’avait jamais été convenu qu’une entrevue doive être formelle. « On me demande souvent de donner des chiffres, de parler des projets à succès, me dit-elle. Mais je n’ai jamais l’occasion de parler des vraies raisons derrière Mon projet d’affaires, et c’est ça que j’ai le plus envie de faire. » Mon interlocutrice a donné le ton. Je me contente de poser l’enregistreuse devant elle et j’appuie sur le bouton.

« Notre objectif, à Lucie [Laviolette, cofondatrice du centre] et à moi, c’était d’aider chaque femme à construire son propre pouvoir personnel. Le projet d’affaires est un maudit beau prétexte pour ça. » Venant du milieu du féminisme, des affaires, de la créativité et des soins alternatifs, c’est tout naturellement que Jocelyne et Lucie ont élaboré un mandat à l’image de leurs valeurs profondes. Et ce mandat s’applique autant dans les formations qu’elles offrent que dans la gestion même de l’entreprise. « À nous deux, me dit Jocelyne, on représente toutes les remises en question que le Québec a vécues depuis 30 ans. »

Comment donner du pouvoir personnel aux femmes? D’abord, en permettant aux entrepreneures qui viennent faire leur Attestation de spécialisation professionnelle (ASP) en lancement d’entreprise d’atteindre une meilleure autonomie financière; autonomie rendue possible au Québec depuis 30 ans à peine, lorsque les femmes ont, par exemple, obtenu le droit d’ouvrir un compte en banque sans l’autorisation de leur mari.

« Nos promotrices connaissent moins bien la comptabilité ou la fiscalité, mais ça s’apprend. C’est comme dans tout, quand tu n’as pas souvent été exposée à l’argent et au pouvoir, c’est plus difficile d’en comprendre les rouages. » Mais si la formation comporte des dimensions financières, elle ne s’y limite pas. L’objectif est plutôt de mener un travail de fond, non seulement pour exposer les femmes à un domaine qu’elles connaissent souvent peu, mais aussi pour déconstruire les stéréotypes qui pourraient les freiner dans leur projet d’entreprise : apprendre, par exemple, qu’il est légitime pour une femme de mettre son poing sur la table des négociations. « Cette dimension d’affirmation de soi n’est pas fréquente chez les femmes et, quand elle est là, elle reste souvent incomprise, poursuit Mme Munger. »
La croissance des entrepreneures au Québec est en hausse rapide. Entre 1986 et 2005, elle était de 102%, comparativement à 26% chez les entrepreneurs masculins, selon le dernier mémoire de Femmessor. Dans ce contexte, il semble alors habile d’offrir des formations qui, tout en répondant à un marché en pleine expansion, se servent des affaires comme d’un levier politique pour permettre aux femmes de prendre leur place sur la scène économique et sociale.

« Les femmes viennent ici parce qu’elles ont été déçues par le monde du travail, qu’elles ont eu des problèmes de santé, ou parce qu’elles veulent développer un projet avec des valeurs qui leur ressemblent. » Ce sont ces valeurs, une profonde collégialité et une confiance entre les collaboratrices, la recherche en commun de la meilleure solution pour l’entreprise, l’écoute et le dialogue pour prévenir et transformer les situations de conflit et, surtout, le respect de la personne dans toutes ses dimensions, qui ont poussé Jocelyne et Lucie à ouvrir leur propre centre, afin de mettre en place des approches qu’elles ne pouvaient appliquer ailleurs.

« Mon équipe, ce sont toutes des femmes solides, intelligentes, mais quand elles arrivent ici, elles ont souvent un six mois d’adaptation. “C’est vrai que tu me fais confiance ? C’est vrai que tu vas m’écouter jusqu’au bout ?” Et ça prend du temps. On n’est pas habitué à pouvoir exister en tant que personne au travail. Mais je vais te dire, ce n’est pas moins efficace. Au contraire. » Travaillant aussi comme consultante en créativité pour les gens d’affaires, Jocelyne Munger mise, dans ses formations comme avec ses collaboratrices, sur une remise en question de ce qui se fait. « Il faut sortir de la petite boîte dans laquelle on nous a mis/es, me dit-elle. Se dire : “Si je le fais, c’est que ça se fait.” C’est aussi ça, être créative. »

À défaut d’avoir participé à la vie des affaires pendant des siècles, les femmes doivent se créer leurs propres modèles. Loin d’être un obstacle, c’est au contraire une opportunité formidable d’innover et d’outrepasser les systèmes existants. Et, en effet, le fonctionnement de Mon projet d’affaires fait penser à l’un des modèles de leadership qui gagne en popularité en Amérique du nord, celui de la logique institutionnelle (institutional logic).
Dans ce modèle, considéré par Rosabeth Moss Kanter de la Harvard Business School comme la clé de voûte des « great companies », le ou la dirigeante fait de son entreprise une « institution », un vecteur de valeurs fortes exprimées tant dans la mission de l’entreprise que dans la gestion de ses ressources humaines, et allant au-delà de la seule recherche du profit. Il peut s’agir du rôle social ou philanthropique de l’entreprise autant que de l’autonomie que l’on attribuera à l’employé. En principe, si ce dernier se sent intimement investi par les valeurs corporatives et personnelles transmises par le ou la leader, il mettra son savoir-faire et sa créativité au service du succès de l’entreprise.

La logique institu-tionnelle rompt avec le sempiternel modèle de hiérarchie pyramidale pour donner à chacun des membres de l’équipe le pouvoir de choisir, d’innover… et donc d’exister. D’un point de vue pragmatique, on sait que la réalisation de soi au travail mène à de meilleurs résultats. Mais la reconnaissance de ce modèle comme l’un des « meilleurs » profite aussi aux entrepreneur/es qui aspirent à un respect de leurs valeurs éthiques profondes en affaires. Au Québec, cet aspect est considéré comme l’une des raisons principales qui poussent les femmes à démarrer leur propre entreprise.

Il y a en fait une corrélation frappante entre la logique institutionnelle et le leadership que les femmes tendent naturellement à appliquer dans leur entreprise. Le dernier Portrait statistique des femmes entrepreneures (une étude gouvernementale publiée en 2001) parle de leadership transformationnel, un modèle qui favorise la mutation des intérêts individuels des subordonné/es en ceux du groupe et de l’entreprise pour réaliser un objectif commun. Ce style interactif encourage la participation, le partage du pouvoir et de l’information.

On n’est vraiment pas loin des six principes sur lesquels se base la logique institutionnelle : but commun, vision à long terme, engagement émotionnel, participation à la création de la communauté, innovation et auto-organisation. À partir de ma conversation avec Jocelyne Munger, je pourrais dire à vue de nez que le modèle de Mon projet d’affaires comporte, à échelle moindre, au moins cinq de ces principes. L’auto-organisation en serait le point culminant.

Je cite ces théories à Jocelyne. Elle ne les connaissait pas, mais ça l’intéresse. La logique institutionnelle conceptualise un peu ce que les deux fondatrices de MPA tendent à appliquer intuitivement, ce que Jocelyne a définit lors d’une entrevue avec Gérald Fillion sur RDI comme étant « des valeurs qui sont plus fortes qu’elles (Jocelyne et Lucie) ».
Une question émerge alors de notre conversation : pourquoi les femmes tendent-elles à appliquer naturellement ces valeurs (but social, collégialité, relations dites « éthiques ») ? Peut-on parler de valeurs intrinsèques ? Je pose la question à Jocelyne : « Doit-on parler de tendance par nature (ce qui paraît risqué pour celles et ceux qui croient que les théories biologiques sur la différence des sexes ouvrent la voie à un sexisme primaire) ? S’agit-il de construction sociale ? »

Jocelyne arrête l’enregistreuse pour réfléchir quelques secondes. « C’est dur à dire. On n’a pas beaucoup de traces de modèles d’affaires féminins, et si des sociétés matriarcales ont existé, on n’en connaît presque rien. Est-ce que c’est parce qu’elles s’occupaient des enfants que les femmes ont développé des qualités de communication, de collaboration ? On ne peut pas vraiment le savoir. »

« Mais même aujourd’hui, poursuit-elle, les types de projets d’affaires que les femmes proposent ici sont presque toujours dans les domaines de la santé, de l’éducation, du social et des services. Elles veulent être thérapeutes, ouvrir un restaurant ou encore faire du commerce de détail. »

« Le social, l’éducation, la santé ou les services, autant de domaines qui n’ont historiquement jamais été considérés comme monnayables, m’explique Jocelyne en évoquant entre autres le rôle de Jeanne Mance dans la fondation de Montréal, ce qui explique sans doute que l’accès au financement représente encore aujourd’hui l’obstacle majeur des entrepreneures au Québec. »

« Pourtant, poursuit-elle en me prenant comme exemple, tu as beau être une jeune femme en santé et qui a étudié, si tu tombes malade, tu n’es plus fonctionnelle, tu n’apportes plus rien à la société. C’est donc économiquement rentable que je te garde en santé physique et mentale. » Elle ajoute : « Ça fait partie du stéréotype des femmes d’aider, d’aimer, de prendre soin des autres, et là, tout à coup, il faut mettre des chiffres là-dessus. “Pour que je t’aime ou que je te soigne, tu vas me donner 70 $ de l’heure.” C’est un choc de société! »

Les propos de Jocelyne deviennent une leçon d’histoire, son anticonformisme, une leçon d’entrepreneuriat. On arrête l’enregistreuse. Une heure et demie vient de s’écouler et je prends un instant pour évaluer notre entrevue. Jocelyne sonde mon expression avec une rapidité vertigineuse et me demande : « Ça va ? On a répondu à tes questions ? » Je réfléchis. « Pas vraiment. Mais ce qu’on a dit est beaucoup plus intéressant. » Elle éclate de rire. « On peut recentrer si tu veux. » À vrai dire ce n’est pas la peine. Cette entrevue qui m’a plus semblé être une agréable conversation est une parfaite illustration du modèle entrepreneurial que je cherchais à relever dans un centre de formation d’affaires pour femmes.

Il est clair que la mission politique de Mon projet d’affaires, peut-être parce qu’elle touche à la question encore sensible de la place des femmes dans la société, s’impose en valeur forte qui mobilise profondément les collaboratrices de l’entreprise. Mais les valeurs de Jocelyne Munger et de Lucie Laviolette, qu’on ressent jusque dans l’atmosphère joviale du centre, me semblent aussi un bel exemple de l’humanisation des modèles de gestion, la seule voie qui semble vraiment durable. L’entrepreneuriat féminin n’y est sans doute pas pour rien dans cette évolution.

Privilégier le rapport humain, donc, se détacher des conventions et choisir la réalisation qui nous ressemble le plus. Autant d’approches qui inspirent à se faire confiance, à passer à l’action et à puiser en nous les modèles qui seront peut-être les canons du leadership de demain. Et ce, bien sûr, que l’on soit entrepreneure, avec ou sans « e ».

www.monprojetdaffaires.com

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